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L’Histoire revisitée
Les deux volumes de L'Histoire revisitée ne sont pas une étude scientifique, ni un traité sur les
fondements de l'astrologie : c'est un discours sur l'Histoire.
Précisons toutefois que je ne possède aucune formation d'historien. Ce qui est à la fois un
avantage et un inconvénient. Un inconvénient parce que, n'étant pas familier avec les méthodes
de recherche historique, il m'est toujours possible de commettre des contre-sens faute de documentation suffisamment
fiable et précise. Mais c'est aussi un avantage pour qui veut tenter une lecture originale et non orthodoxe
du passé de ne pas être conditionné par une culture dominante.
Néanmoins ce serait une gageure que de prétendre
être vierge de tout a priori et de tout conditionnement mental. C'est pourquoi je me suis permis de retracer
ici, aussi brièvement que possible, mon itinéraire intellectuel de manière à éclairer
les présupposés qui sous-tendent cette tentative de relecture de l'Histoire. Trois au moins m'apparaissent
clairement :
- La croyance que l'histoire
puisse être décrite grâce à un système de "lois". Sans doute est-ce là un présupposé
lié à ma formation scientifique. Après tout l'Histoire pourrait être foncièrement
imprévisible et chaotique, n'avoir ni queue ni tête, être entièrement soumise à
des milliards de hasards, être à jamais indécodable.
- Que ces "lois",
si elles existent, soient encore ignorées aujourd'hui parce que la nature profonde du temps est mal connue.
Et c'est là
un présupposé lié à la pratique astrologique. Pouvoir lire de manière pertinente
un horoscope signifie que le moment de la naissance est porteur de sens. Ce sens, la personne va progressivement
apprendre à le déployer, à le vivre, au fur et à mesure des successives étapes
de son existence. Par conséquent nous posons l'hypothèse suivante : le temps n'est pas neutre comme
le suppose la science académique, chaque moment est littéralement "lourd de sens".
- Le troisième présupposé
appartient au biologiste habitué aux facétieuses transformations du vivant.L'observation de la nature, que ce soit
à l'échelle de la protéine, de l'organe, ou de l'organisme, révèle le comportement cyclique de la matière vivante. Les virus, les bactéries, les
plantes et les hommes ont en commun de passer par des phases de transformations cycliques. Les nommer revient à
décrire un "cycle vital" qui commence à la naissance, se poursuit par une période
de croissance, une apogée, une multiplication, puis la décroissance, le déclin et la disparition.
Bien souvent la phase de disparition n'est pas totale puisqu'elle cache en son sein les conditions du cycle futur. Il va de soi qu'un tel mode de pensée
qui prend en compte la nature cyclique du temps sera acceptable pour un biologiste sans cesse confronté
à l'expérience de la vie et de la mort, mais beaucoup plus difficile à admettre pour un économiste
ou un théologien qui croient tous deux en l'existence d'avenirs radieux. Ces "avenirs radieux" présupposent un temps linéaire
avec une origine où l'homme était ignorant et naïf, et une fin - en général prochaine
! - où l'homme vivra dans un paradis terrestre grâce à la connaissance de la nature ou l'éveil
de sa conscience. Seuls les mythes qui soutiennent la démarche sont divergents : l'économiste croit
en la toute-puissance du Progrès Matériel, le théologien croît en la toute puissance
d'un Dieu Immatériel. Mais, après tout, peut-être ont-ils raison !
© Luc Bigé
Le songe de Linos : extrait
Linos avait 28 ans. Sa vie ? Une poursuite effrénée
en quête de son passé, du Passé, de l'Histoire. Ses amis le taquinaient, lui disant qu'il regardait
toujours la vie dans un rétroviseur. Disons plutôt qu'il était devenu un spécialiste
hors classe de la conduite en marche arrière, ne ratant que rarement les virages les plus accentués.
Sachant ne pas déraper sur les terrains les plus chaotiques et les plus mouvants, il avait exploré
les nombreux recoins d'une mosaïque dont, malgré tous ses efforts, il ne percevait toujours pas le
fil directeur. " Que d'informations pour si peu de significations ! " songeait-il. Que de mots, que de
livres, que de thèses n'avait-il pas lus, que de recherches dans les caves des bibliothèques et que
de voyages n'avait-il pas fait pour essayer de comprendre comment on en était arrivé là !
Azincourt, Marignan, Waterloo, les Balkans, Berlin, Moscou, Sarajevo... l'Histoire titube, serait-elle ivre ? Elle
avait laissé naguère, dans son cerveau passif d'écolier, une farandole de dates et de lieux
souvent lointains et irréels. Car, dans tout cela, il ne semblait pas y avoir d'autre logique que celle
du hasard, d'autre motivation que celle des égoïsmes individuels. L'Histoire semblait à jamais
imprévisible et irrationnelle, certains événements mineurs se transformant tout à coup
en montagnes impressionnantes, alors que d'autres, qui paraissaient de prime abord insurmontables, s'évanouissaient
soudain sans crier gare, comme fumée au vent. Pourtant une évidence ne cessait de le tarauder : le
présent est le fruit du passé, l'avenir est en semence dans le présent. C'était là,
au fond, la motivation première de sa quête : reculer pour mieux sauter. Mais à force de reculer
dans les labyrinthes de l'Histoire et des histoires il finissait par se demander si, un jour, il trouverait la
piste de lancement qui le propulserait vers une compréhension de l'avenir.
C'est à tout cela que songeait Linos confortablement allongé sur la banquette qui faisait également
office de lit dans son grand studio. Il avait lu un jour que la position couchée favorise l'inspiration,
alors depuis, ses derniers scrupules s'étaient évaporés. Le reste de la pièce était
plus proche du musée improvisé que d'un espace à vivre. De lourds rideaux rouges sombres empêchaient
la lumière crue du soleil estival de venir frapper trop vivement la gravure d'un peintre anonyme trouvée
un jour au fond d'une malle, dans un de ces grenier poussiéreux qu'il ne manquait jamais de visiter. Elle
représentait une jeune fille couronnée de lauriers, tenant dans sa main droite une trompette et,
dans la gauche, un livre au titre mystérieux de Thucydide. Elle posait ainsi sur le globe terrestre.
À droite de cette étrange gravure qui le fascinait - il n'aurait su dire pourquoi - sur une étagère
remplie de bric et de broc une statuette d'Horus côtoyait un Bouddha ramené de son dernier voyage
en Inde. Et puis, plus loin, installée sur un vieux plateau de machine à coudre, trônait ce
qu'il aimait à appeler " son sésame sur le monde " : le dernier modèle d'ordinateur
- il en changeait tous les six mois - grâce auquel il avait accès à toutes les bibliothèques
du monde sans mettre un orteil dehors. Le pied, quoi ! Lorsque ses amis pénétraient pour la première
fois dans son antre il n'en était pas un, mais pas un seul, qui ne s'étonnât de n'y trouver
aucun livre dans ce lieu pourtant réputé habité par un intellectuel ! Linos expliquait alors,
avec maints détails, que près de l'équivalent de dix mille livres entièrement consacrés
à l'Histoire étaient stockés sur son disque dur, et que l'on pouvait y accéder en un
instant sans perdre un temps précieux à chercher où ils étaient rangés. Mieux
encore, il suffisait de taper un mot clé ou une date sur le clavier - 1492 par exemple - pour qu'un nouveau
dossier apparaisse immédiatement. Un document qui rassemblait l'ensemble des informations éparses
contenues dans les dix mille livres en rapport avec cette date. Il ajoutait ainsi un nouveau " tapuscrit "
à sa collection....
Au fond, cet appartement ressemblait à son locataire : à mi-chemin entre le passé et l'avenir,
entre l'antique et la technologie de pointe. Seul le présent - et par conséquent les moyens de déguster
les fruits du passé pour en dégager les semences du futur - semblait inaccessible.
Cet après-midi là l'atmosphère était anormalement lourde, et il avait trop fumé.
Sans s'en rendre compte, Linos commençait à sombrer dans la douce torpeur de l'endormissement qui
précède le sommeil. L'effet conjugué des beedies et de la chaleur avaient fini par avoir raison
de son état de veille. " Cinq minutes, se dit-il, pas plus ! " tout en sachant très bien
qu'il ne fallait même pas y songer.
Etait-ce l'effet des feuilles d'eucalyptus ? la pression inhabituelle de la chaleur ? cette période de célibat
prolongée ? À travers les brumes de son engourdissement, Linos perçut une voix féminine
venue de nulle part qui lui dit à peu près ceci :
- Linos ! Linos ! Toi qui cherches depuis si longtemps les clés du passé, du présent et de
l'avenir, toi qui as exploré toute l'Histoire au moyen des outils du futur, sais-tu seulement qu'ici, dans
cet appartement, tu possèdes deux sésames ?
Ces mots sybilins ne le rassuraient guère sur son état de vigilance mentale. Etait-ce Jeanne d'Arc
qu'il entendait ainsi ? Bien sûr, il se représentait vaguement son ordinateur, fenêtre ouverte
sur le monde. Un deuxième ordinateur caché au fond d'un placard, peut-être ? Et encore plus
puissant ....
- Nigaud ! lui dit la voix, faut-il que je te l'écrive " seize âmes " ?
Décidément, il avait trop fumé.
Puis vinrent les images. Devant lui se tenait la jeune fille du tableau anonyme qui le fascinait tant. Les joues
rosies par un vent frais, ses cheveux sombres nattés, coiffés de la couronne de lauriers, tombaient
sur ses épaules comme deux tresses reliant le ciel et la terre. Habillée à la romaine elle
descendit de la sphère terrestre sur laquelle elle trônait, et souffla un grand coup dans sa trompette
pour la faire tourner. " La musique des sphères, dit-elle avec un mystérieux sourire, je t'expliquerai
peut-être cela un jour ! "
- Qui es-tu ? demanda Linos qui commençait à ne plus savoir à quel saint se vouer.
- Mon nom est Clio, je m'étonne que tu ne saches pas cela, toi qui ne cesses de me dévorer des yeux
!
- Une voiture !
- Tu ne devrais pas tant dormir, mon enfant ; il est temps pour toi d'oublier le sommeil de la léthargie
pour entrer dans celui de l'inspiration. Ce nom, qui m'a été volé, est celui de la Muse de
l'Histoire. Je suis ton " seize âmes ", je suis ta porte, je suis ton ouverture sur le monde pour
t'aider à découvrir le fil que tu recherches, celui qui relie les trois temps de votre monde. Je
sais, tu imagines déjà que je vais répondre à toutes tes questions et que, bonne muse,
je vais t'aider à écrire un nouveau tapuscrit inédit. Ne rêve pas trop, mon fils, les
arcanes du temps ne supportent pas la concurrence.
- La concurrence ?
- Oh ! c'est seulement une manière d'adapter mon langage à ta modernité. Dans mon univers,
où plutôt à mon époque, lorsque la nature avait encore des sentiments, nous aurions
dit que je suis terriblement jalouse ! Je veux t'expliquer par là que tu ne peux sortir par - avec - deux
portes en même temps, ton sésame électronique et ton " seize âmes " onirique.
Et si tu me trompes, je pourrais bien claquer la porte, me mettre en boule, et retourner d'où je viens,
sur cette toile sans âme qui trône au-dessus de ton bureau.
Entendant ces mots Linos s'empressa de promettre, ne voulant pas perdre celle qu'il considérait déjà
comme sa bien-aimée. Alors Clio sembla prendre une grande respiration, son corps s'emplit d'une lumière
diaphane et, autour d'elle, l'atmosphère d'ombre parut reculer de quelques pas. Au fond de la trouée
de lumière Linos distinguait deux tunnels presque parallèles qui " s'enfonçaient "
en pente douce vers le ciel.
" L'Histoire, poursuivit la voix, n'est pas seulement un enchevêtrement de dates et de lieux, de hasard
et de contingences, de plans avortés et de réussites fortuites. Lorsque tu la vois ainsi - et cela
fut ta grand occupation, n'est-ce pas ? - tu es comme la fourmi sur la coquille de la noix. Tu explores les moindres
circonvolutions des apparences sans te douter que, pour atteindre le cœur du fruit, pour comprendre l'intelligence
de l'Histoire, il te faut percer la coquille des phénomènes et entrer dans une autre dimension :
celle du noyau et des énergies invisibles qui l'animent. Mais ce noyau-là, il ne te suffit pas de
le parcourir avec les mille pattes de ton intelligence. Tu dois le vivre, tu dois le sentir, tu dois en faire l'expérience.
Ces deux tunnels que tu aperçois là, derrière moi, sont les chemins par lesquels tu risques
de percer la coquille de ton ignorance et de tes certitudes mentales. Vas-y ! Ose ! "
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