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L'homme, le flocon et les démons

Par une froide matinée d'hiver, l'homme, assis sur le rebord de sa fenêtre, confortablement emmitouflé dans de chauds lainages, regarde pensivement les flocons de neige tournoyer au gré des bourrasques passagères. Il s'interroge. Vont et viennent ces flocons blancs au gré d'un étrange balais, comme agités sans cesse par une main mystérieuse qui essaie désespérément de lui faire signe. Entraîné, presque malgré lui, sur la pente immatérielle de sa rêverie laiteuse l'homme se laisse tenter par les fascinants démons de la toute puissance. Il s'imagine commandant aux éléments et, d'un seul coup, impose le silence au vent qui murmurait à travers le linteau de sa fenêtre. Au sein de ce vide ainsi créé, dans cet espace à l'air subitement volatilisé, quelle n'est pas sa surprise d'observer que l'indescriptible mouvement de la scène précédente s'est soudain transformé. La neige tombe drue. Semblables à des soldats bien entraînés, chaque flocon poursuit une trajectoire parfaitement verticale et rectiligne. Ces nouveaux casques blancs, quelle que soit leur taille et leur poids, marchent tous à la même vitesse, parfaitement rangés, aucune tête ne dépasse. Et de venir, sans fantaisie aucune, s'écraser sur le sol lumineux.

Eh bien quoi, se dit l'homme, c'est donc l'air et ses mouvements imprévisibles qui perturbaient ma compréhension de la réalité ! En fait c'est le sol terrestre qui attire les flocons de neige, et c'est le vent qui empêchait les plus légers cristaux de répondre à l'appel de la terre. La curiosité aiguillonnée par cette découverte, notre homme réalise qu'un démon peut en cacher un autre. Il aurait dû se méfier ! Abandonnant ses petits soldats blancs, il cède aux sirènes de l'abstraction, fasciné par la simplicité et la beauté de leurs chants de lumière. Car tout est champ de lumière, susssurent-elles sans répit. Certes, nos mots sont inconnus à l'homme de la terre, lui disent-elles, car nos refrains, nos rythmes et nos mélodies ne s'encombrent pas de la lourdeur de la matière ordinaire. Ces mots, que tu apprendras à déchiffrer, s'appellent équations, intégrales, différencielles, variable, inconnues… sens-tu déjà leur beauté, même si tu ne les comprends pas encore complètement ? Enivré de lumière, pris dans le tourbillon des concepts, l'homme s'efforce de retenir et de mémoriser quelques phrases de l'étrange mélopée de chiffres, de lettres et de formes sans substances. Le concept de gravitation prend une parure nouvelle pour lui. Il comprend soudain que ça n'est pas seulement la Terre qui attire à elle les flocons de neige, mais que ceux-ci, avec leurs minuscules moyens, attirent aussi la Terre à eux. Bien sur, cela est sans importance du point de vue de l'homme moyen qui a les yeux rivés sur les apparences extérieures. En réalité cela a si peu d'importance que cela n'a aucune conséquence concrète tellement le pouvoir attractif de la neige est ténu. Accompagné de ses muses, l'homme comprend l'incroyable erreur. Car ce qui est vrai pour la terre et le flocon l'est aussi pour le soleil et les planètes, pour l'amibe et la Galaxie. Focalisé sur l'image des casques blancs se jetant imperturbablement au sol, il n'avait pas compris que leur chute est rythmée par une mélodie douce, puissante et universelle. Tous les globes de l'univers, petits ou grands, lourds ou légers, s'ajustent sans cesse les uns avec les autres selon la Loi. Ce chant, qui est aussi champ de lumière, il en connaît à présent les paroles, en perçoit le beauté… et comprend en même temps que sa volonté de pouvoir sur les éléments de la nature n'était que caprice infantile.

Aussi décide-t-il de redonner vie au vent.

Et voilà ! Tourbillons par-ci, tourbillons par-là ! C'est le retour de l'indescriptible chaos. L'abstraite sérénité des muses mathématiques rend l'âme devant la force de l'évidence. Encore émerveillé par son voyage mental au pays de l'abstraction notre homme sent bien, pourtant, que tout cela n'est pas sérieux. Que l'apparente complexité du monde neigeux est une illusion. Que la multiplicité des images visibles doit se réduire à quelques sonnets bien rythmés.

Mais voilà, deux démons ne voyagent jamais seuls. L'ange de la toute puissance et les muses du savoir pur vivent en bonne compagnie avec un jeune collègue. Son nom ? Il préfère le taire. Certains l'appellent le Hasard, d'autres le Destin, d'autres encore le Sens… A vrai dire nul ne sait vraiment qui il est. Parfois il prend le nom du Doute et s'insinue subrepticement au cœur des forteresses les mieux construites. C'est ce qui arriva à l'homme, pensif et satisfait, assis devant sa fenêtre à contempler l'harmonie invisible de la nature, du vent et de la neige.

Longtemps il crut pouvoir commander aux flocons de neige et orienter leur saga à sa guise, car il connaissait les lois du vent et de la terre. Il savait que la terre attirait les flocons, que les flocons attiraient la terre, que l'air venait donner de la fantaisie à cette commune promesse de rencontre. Fantaisie ? Peut-on commander et prévoir la fantaisie se demanda-t-il soudain ? Ça n'est qu'un mot, se dit-il. Un mot qui, comme l'attirance de la neige par le sol, doit cacher une loi claire et précise, mathématique et ordonnée. Mais il avait beau écouter à nouveau le chant des muses, tendre de toutes ses forces son oreille intérieure vers des abstractions de plus en plus difficiles à déchiffrer, aucune mélopée ne venait combler son attente.

Et les flocons tombaient.

Il vit que chaque flocon était différent, non seulement dans sa trajectoire, mais aussi dans sa forme. Autant qu'il pouvait en compter, autant de circonvolutions uniques à jamais disparues à l'instant même de leur naissance, autant de structures cristallines aussi éphémères que le papillon du printemps. Quelle étrange coïncidence, songea-t-il, mon existence n'est-elle pas semblable à celle de l'un de ces hommes en blancs ? une forme unique et irremplaçable à jamais ballottée par les gréements - et les désagréments ! - de la vie ? Qui pourrait prédire ma trajectoire entre naissance et mort ? qui pourrait prédire celle de ce flocon entre nuage et terre ? Seule certitude : il descend vers le sol. Seule certitude : je m'achemine vers ma tombe. Mais nul ne pourrait dire ce que je suis, et encore moins le chemin qui me conduit du Ciel vers la Terre. Nulle muse ne m'a susurré la formule de l'Etre, et de sa direction. Elles ne savent, en vérité, que me chanter la masse et le mouvement. Masse d'eau ou masse d'os, pour elles c'est du pareil au même. Leur loi est universelle. Or je suis unique comme ce flocon ; ma trajectoire est imprévisible, comme la sienne.

Bigre ! m'auraient-elles mystifié, ces sirènes séductrices, avec leurs fallacieuses promesses de clarté et d'harmonie, en confondant abusivement la direction et le mouvement ? la masse et la forme ?

Et le troisième démon prononça l'un de ces innombrables noms.

La direction est Sens, songea soudain l'homme en contemplant le pâle soleil hivernal, alors que le mouvement n'est que déplacement. La masse est matière se dit-il, alors que la forme est Sens. Sans cela le visage de mes compagnons ne susciterait en moi ni joie ni sourire. De même, le papillon du printemps ne serait qu'un insecte volant sans charme ni poésie. La beauté des formes lui sauta au visage, comme ces évidences invisibles jamais dites, noyées dans l'anonymat paradoxal que suscite l'excès d'une présence silencieuse. L'harmonie qu'il avait cru découvrir dans le monde abstrait des théories éclatait à présent devant ses yeux, juste au-delà de la vitre légèrement embuée qui le séparait de la froidure hivernale.

Le monde se ré-enchantait.

Un enchantement dont il percevait le sens.

Alors la neige se mit à parler à son cœur. Contemplateur unique et privilégié de cet instant du temps qui jamais n'a été ni ne sera à nouveau, il comprit sa connivence profonde avec ces étincelles de lumière aussi éphémères et aussi essentielles que lui-même. Messagères opportunes et involontaires du troisième démon, elles lui racontèrent beaucoup de choses sur sa vie, la vie de l'univers et toutes les connexions qui font de ces deux vies une seule et même existence.

L'homme venait de s'initier aux langages des signes.

Réunissant en lui-même ses trois génies, ceux de la volonté de puissance, les muses de l'abstraction, et ce personnage innommable aux multiples visages, il vit, en un éclair, la face de l'Ange.

Et, comme notre homme n'est qu'un philosophe impénitent, il s'arma d'un vieux stylo et d'une feuille de papier sur laquelle il consigna son expérience méditative de la manière suivante :

" La vie est un Jeu. Mais il y a au moins trois manières de tricher… pour gagner ou se faire prendre.

La première, c'est de la considérer comme un amusement sans conséquences. Par le biais du pouvoir d'achat, qui est aussi achat de pouvoir, l'homme s'âme-use à en perdre haleine.

La seconde, c'est de laisser les muses de l'abstraction étourdir l'être par leurs chants magnétiques. Ne voyant plus que les notes et les rythmes, perdu dans des ersatzs d'essence, il oublie l'essentiel de lui-même : son unicité et son unité.

La troisième manière de s'amuser consiste, justement, à user de l'âme. Alors l'être voit des signes partout, tout devient sens, et son essence s'étiole dans l'immense univers.

C'est seulement lorsque les Joueurs abattent leurs "je" pour s'ouvrir à l'autre, aux autres, que la partie… devient un tout. Plus besoin de tricher, alors ! "

Connaissance par l'expérience, connaissance par la théorie, connaissance par la lecture des signes, cette lecture trifoliée de l'environnement lui devint aussi précieuse qu’une incontournable évidence.

 

© Luc Bigé

 

 


 

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