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Introduction | Faust | Narcisse | Les Travaux d'Hercule | Activités |
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L'éternelle jeunesse du mythe de Narcisse
Le lac resta un moment sans rien dire. Puis : "Je pleure pour Narcisse, mais je ne m'étais jamais aperçu que Narcisse était beau. Je pleure pour Narcisse par ce que, chaque fois qu'il se penchait sur mes rives, je pouvais voir, au fond de ses yeux, le reflet de ma propre beauté".
L'Alchimiste - Paulo Coelho.
L’aventure
En ces temps-là vivait dans une nature heureuse un jeune
homme d'une rare beauté. Né d'une nymphe et d'un fleuve, de Liriopée et du Céphyse,
Narcisse ne connaissait pourtant pas l'amour. Nombreux furent les jeunes filles et les jeunes gens qui le désirèrent
mais lui, drapé dans une innocente splendeur, les dédaigna. Probablement ne les vit-il même
pas ! Un jour qu'il chassait le Cerf, la nymphe Echo l'aperçut. Echo, il faut le reconnaître, était
une bavarde impénitente. Pour la punir de cette éloquence déplacée dont elle fut victime,
Junon, la compagne de Jupiter, la priva de la parole : "avec cette langue, dit-elle, qui fut pour moi trompeuse,
il ne te sera donné d'exercer qu'un faible pouvoir, et tu ne feras plus de la parole qu'un très bref
usage". Depuis lors Echo, la nymphe à la voix sonore, ne peut que redoubler les sons et répéter
les paroles entendues. Pas facile, dans ces conditions, de déclarer sa passion à ce jeune homme en
chasse d'une autre proie ! Mais c'était son jour de chance. Narcisse, s'étant égaré,
s'écria "n'y a-t-il pas quelqu'un ici ?". "Si quelqu'un", s'empressa de répondre
Echo. De fil en aiguille, de quiproquo en quiproquo, la jeune nymphe finit par s'approcher de Narcisse et s'apprêtait
à l'enlacer. Las ! l'adolescent s'enfuie et, tout en fuyant, "Bas les mains, pas d'étreinte
! Je mourrai, dit-il, avant que tu n'uses de moi à ton gré !" Echo ne répéta seulement
que "use de moi à ton gré !". Depuis ce jour la jolie nymphe n'est plus que l'ombre d'elle-même
; seule sa voix résonne encore, parfois, dans les profondes forêts et les gorges des montagnes.
Les secrets de Narcisse Que dit le mythe ? Dans quelle(s) branche(s) de la recherche scientifique celui-ci se matérialise-t-il ? Les psychologues ont abondamment commenté, à leur manière, l'aventure narcissique : amour de soi, ou de sa propre image, conduisant à l'enfermement psychique, à l'impossible altérité. Par suite le narcissique sera volontiers soupçonné d'égoïsme. Nous n'y reviendrons pas. Sauf pour insister sur le fait que le narcissisme - l'amour de soi - est une étape indispensable dans le processus de construction de la personnalité. En effet, comment pourrions-nous aimer les autres si nous ne nous aimons pas nous-mêmes ? Une lecture symbolique du mythe propose pourtant d'autres pistes. Narcisse signifie "narcose", endormissement. Liriopée et Céphyse, ses deux parents, se traduisent par "visage de nénuphar" et "fleuve de jardin". Ces étymologies évoquent un autre jardin, celui où Adam et Eve "vivaient nus" encore ignorants de leur nature. Le désir de connaissance fut cause de la chute. Tirésias, le devin aveugle, prophétisa à la naissance de Narcisse que celui-ci vivrait longtemps à la seule condition qu'il ne se connaisse pas. Étrange symétrie ! Narcisse, comme le couple mythique, fut chassé du jardin au moment même où il se vit. Cette connaissance par la réflexion (au double sens du terme), ce savoir par le voir, rappelle l'étrange identité entre le beau et le vrai. Les mathématiciens parlent de l'élégance d'une démonstration, le terme cosmos, d'où dérive "cosmétique", implique à la fois une notion d'ordre et de beauté. Dans ce contexte "être beau" signifie montrer ce que, idéalement, je pourrais être si je connaissais parfaitement ma vérité intérieure. La seconde idée, présente dans le mythe biblique comme dans le texte grec, est la peur puis la confrontation avec la souffrance. Adam et Eve chassés du Paradis connurent la sueur. Et l'on sait à quel point ce présupposé, travailler égale souffrir, hante nos sociétés occidentales (et chrétiennes). Narcisse refusa l'amour d'Echo pour ne point souffrir, pour ne point s'ouvrir. Il est, au contraire, fasciné par son reflet dans le lac. Ne va-t-il pas jusqu'à dire, face à cette image séduisante, "mais mourir ne m'est pas à charge, puisqu'en mourant je déposerai le fardeau de ma douleur" ?
Cosmétique et Médecine Deux grandes avenues de la science marchent sur les pas de Narcisse. La première traite du jardin paradisiaque où le jeune homme, encore ignorant de sa propre nature, vivait dans l'insouciance du lendemain, dans l'éternel présent de sa jeunesse. La seconde panse (avec un "a"), autant se faire que peut, les souffrances nées de la sortie de la bienheureuse Narcose. Ce sont, chacun l'aura compris, les industries des cosmétiques et des produits pharmaceutiques. "Cosmétique" contient "cosmos". Or le jardin, originel ou non, n'est-il pas le reflet physique de l'univers, du cosmos ? Un microcosme contenant le macrocosme, un tout image du grand Tout ? Le jardin, c'est un résumé du monde, un monde réduit à taille humaine. Le Jardiner y réitère l'acte fondateur du démiurge. Chaque jour les cosmétiques viennent poudrer, soigner, tailler, nourrir, bichonner, adoucir, affermir, embellir, affiner, le jardin du corps. La plus petite trace du temps y est implacablement effacée afin d'en conserver sa pureté originelle. Cette œuvre de pérennisation n'est point un caprice de jardinier. Sans elle l'harmonie des mondes, du grand et du petit, du macrocosme avec le microcosme, et, finalement, de la société avec l'individu, serait à jamais rompue. La beauté du corps, la beauté de son reflet dans le regard des autres, promet les joies et les délices d'un monde qui est tout sauf "corps-rompu", un monde oublié - ou à venir ? - où beauté égale vérité. "L'œil est miroir du monde" disait joliment Gaston Bachelard, comme le lac, comme la glace, comme l'objectif de l'appareil photographique, comme le projecteur qui l'illumine. Sont réunis là, avec les cosmétiques, tous les ingrédients de la mode. L'industrie pharmaceutique, qui panse avec un "a", intervient ensuite, lorsque Narcisse, lui, pense avec un "e". Car, sorti de sa narcose, il lui faut bien un palliatif chimique pour supporter la douleur à laquelle il s'éveille. Évidemment, l'ambiguïté demeure. La souffrance, insupportable, l'accompagne jusqu'à la mort. D'un autre côté la mort est prélude à sa "renaissance" sous la forme d'une fleur sublimative. L'immense douleur qui envahit l'enfant surgit au moment même où il plonge son regard dans la réflexion, le "se voir" est bien proche du "savoir"! (encore un caprice du "e" et du "a"). Si les cosmétiques maintenaient l'harmonie du monde, les médicaments, eux, ont, idéalement, pour fonction d'accompagner l'éveil de l'être au savoir, au savoir de son corps, de ses faiblesses, de son fonctionnement afin de lui faciliter le voyage vers la quintessence de lui-même, afin que s'ouvre, embaumante , la fleur sublimative.
L’anti-mythe : La Belle au bois dormant Un mythe a pour propriété d'être transversal. Le lecteur peut, dans un premier temps, considérer qu'il s'agit là d'une simple histoire divertissante racontée sous la véranda pour meubler les longues soirées d'été. Les psychanalystes, nous l'avons juste effleuré, y voient l'expression d'une organisation psychique très particulière. A cette double lecture nous venons d'en proposer brièvement une troisième relative aux sciences. Ainsi, une même séquence d'événements se lit sur le plan physique (le mythe comme histoire réelle ou imaginaire), émotionnel (le complexe de Narcisse) et mental (le savoir relatif aux cosmétiques). Pour compléter cette rapide lecture transversale il nous reste encore à développer une vision "spirituelle" de l'histoire d'Ovide. Narcisse naquit du viol de Liriopée (visage de nénuphar) par Céphyse (fleuve du jardin). Nous avons là trois éléments qui vont nous aider à comprendre la nature de Narcisse : une action (le viol) et deux causes (le nénuphar et le fleuve de jardin). Le nénuphar rassemble en lui les quatre éléments : ses racines plongent dans la terre, ses tiges traversent les eaux profondes, ses feuilles affleurent dans l'air, et sa fleur, d'un jaune éclatant rappelle le soleil (le Feu). Le terme lui-même vient de l'égyptien nanouflar qui signifie "les belles". Dans l’Égypte ancienne on donnait ce nom aux nymphéas, considérées comme les plus belles des fleurs. Cette étymologie est également à mettre en rapport avec Tipheret (Beauté) dans l'arbre des séphiroths. Bref ! Liriopée est une métaphore de la beauté, de la quintessence, de l'âme. Quant au Céphyse, au "fleuve du jardin", il rappelle un autre jardin, celui où Adam et Eve "vivaient nus" en parfaite harmonie avec leur environnement. Plus généralement le Jardin est un résumé de l'Univers, un univers parfait où règnent la beauté et l'harmonie. Le jardin originel, celui d'Adam et Eve, symbolise le plan des archétypes ; le jardin où Narcisse, encore androgyne, va passer le plus clair de son temps à chasser le Cerf, à refuser l'amour d'Echo, à se mirer sans fin dans son image, est un reflet du jardin primordial, il s'agit du plan psycho-mental représenté par l'Eau. Narcisse représente donc l'âme (Liriopée) qui est forcée (le viol) par l’Univers (Céphyse) à expérimenter le monde des émotions (thématique récurrente de l'eau). Le processus de chute apparaît tout au long du mythe puisque, sans cesse, Narcisse refuse "de se mouiller" en s'échappant des bras d'Echo, en admirant son visage plutôt que d'étancher sa soif. Au lieu de se mouiller, tant métaphoriquement que littéralement, l'adolescent chasse le Cerf. Dans la langue des oiseaux l'animal aux hautes ramures (qui rappellent l'arbre de vie) s'écrit "sert-F", au service du Feu. Narcisse ne demande qu'une chose, retourner vers la lumière de l'Esprit. Il ne craint qu'une chose : être séparé de sa beauté (de son âme). Et pourtant les dieux décident de poursuivre l'expérience jusqu'au bout ! Finalement Narcisse se laisse mourir, assoiffé par son désir inassouvi. Commence alors un long voyage dans le monde souterrain d'Hadès. Il devient fleur, certes. S'enracine enfin dans la matière. Mais c'est aussi à ce moment là que son nom devient réalité, celle de la narcose, de l'oubli de la présence de l'âme. Dorénavant, nous dit le mythe (qui ne recule devant aucune contradiction logique), Narcisse va se mirer dans le Styx, cette rivière de poisons. Arrivé à ce point du voyage on aimerait une suite. Comment Narcisse, l'âme obligée à l'incarnation et oublieuse de sa beauté originelle, va-t-elle s'en sortir ? Un autre conte va nous apporter la réponse : l'histoire de La Belle au Bois Dormant. Laissons la plume à Annick de Souzenelle : "Depuis 100 ans une princesse dort au milieu d'un château lui-même enfoui au milieu d'une forêt qui s'épaissit de jour en jour (le nadir où le monde de l'expérience dans la forme), d'année en années, au point de devenir infranchissable, au point d'étouffer cette vie en sommeil. Avec la princesse dorment son chien, ses domestiques, le château tout entier, le jardin. Au bout de 100 ans, le fils du roi voisin apprend l'existence de la belle endormie. Son cœur s'enflamme pour elle. Il décide d'aller l'éveiller. On devine les aventures du jeune prince débroussaillant la forêt pour y pénétrer et arriver à son cœur. Au bout d'un long temps, blessé de mille blessures, le prince brûlant d'amour vient déposer sur les lèvres de la princesse le baiser qui l'éveille. Avec elle - détail de première importance - le chien s'éveille, les domestiques, la maison, le jardin, se réveillent. Tout ce petit univers ouvre les yeux. Que s'est-il passé ? La Belle qui dort est Tipheret-Beauté, le soleil de l'être qui ne saurait briller avant que l'homme n'en ait fait l'ascension. Il ne peut l'atteindre avant de s'être dépouillé de cette forêt psychique, consciente et inconsciente, qui l'envahit, l'étouffe même un peu. Il ne peut entreprendre cette aventure qu'après avoir pris conscience de la présence de cette princesse, son être essentiel, spirituel, reflet du divin, promesse du divin, germe enfoui, endormi. Le Prince Charmant qui apprend la présence de la Belle n'est autre que la conscience informée, capable d'orienter sur le chemin de cette aventure l'Homme éveillé au seul désir juste. Et l'Homme ne peut vivre cette aventure que sous l'impulsion de l'amour. Seul l'amour vrai permet au Prince de traverser les épreuves de la forêt. Lorsque le baiser est donné, c'est l'éveil de l'Être. Notons qu'il s'agit en même temps de l'éveil du cosmos entier. Les familiers, le chien, le jardin, sont les règnes qui tous attendent le réveil de l'humanité pour briller de leur vraie couleur. Ceux qui en ont fait l'expérience peuvent en témoigner : le quotidien, le geste quotidien, vécu jusque là dans la fadeur de la répétition, prend à cet étage un relief toujours nouveau". Il est frappant de noter "l'antisymétrie" de Narcisse avec la Belle au Bois Dormant :
Ces deux mythes, Narcisse et la Belle au Bois Dormant, symbolisent les deux phases involutives et évolutives de l'évolution : d'abord la fascination pour le soi avec l'expérience de la sensibilité et de la souffrance, puis la fascination de la personnalité intégrée pour le Soi suivie de l'expérience concrète, intérieure, de l'unité de la vie. Ce va-et-vient cosmique, bien que très général, se réfère, tel qu'il est formulé dans ces deux contes, uniquement à l'une des douze étapes de l'évolution qui forment la roue zodiacale : le Cancer. Ce point est important, il serait malheureusement trop long de le démontrer ici.
Les questions que nous posent Narcisse Pour conclure cette incursion dans la transversalité du mythe résumons brièvement les questions qu'il soulève et les solutions qu'il nous propose :
Le sens du mythe dans la descente : accepter de percevoir ses besoins.
Le sens du mythe dans la remonté : s'ouvrir aux besoins des autres, et, grâce à eux, à la présence de l'âme. Mais la vie est ainsi faite que la tendance naturelle est de vouloir faire le contraire ! Narcisse (descente) refuse de se mouiller et continue à chasser le Cerf (l'Esprit), se croyant sans doute très "spirituel". Alors que la personnalité déjà fortifiée par l'amour de soi (remontée) continue généralement à se préoccuper de ses propres besoins, s'interdisant ainsi l'accès à une autre dimension de vie. Qui a dit que le mal c'était le poids de l'habitude ?
Bibliographie : Ovide, Les Métamorphoses, Flammarion. Robert Graves, Les Mythes Grecs (T1 et 2), Fayard. Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain, Dangles.
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